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Créer une entreprise et la quitter

Il y a de cela près de trois ans, je quittais la direction de l’EEB, cette entreprise que nous avons créée de toutes pièces. Du jour au lendemain, ma décision était prise.  Je ne savais pas ce que cela signifierait. Je commence à peine à le réaliser.  

Tout comme moi, vous êtes peut-être un intrapreneur qui redirige son parcours? Ou peut-être avez-vous quitté une entreprise suite à un conflit d’actionnaires? Ou encore prenez-vous votre retraite des affaires parce que vous avez assuré la relève de votre entreprise? Dans un cas comme dans l’autre, vous avez créé une entreprise et vous la quittez. 

Cette entreprise vous a fait vivre des émotions intenses. Vous l’avez habitée complètement. Elle a pris une grande place dans votre vie, plus que vous-même, plus que votre famille ou vos amis. C’est devenu votre drogue, votre influx nerveux: l’intensité des affaires, les hauts et les bas, les succès et les échecs. On peut facilement croire qu’il n’y a pas de vie sans tout cela. Plus de courant électrique dans le coeur, dans le corps et dans l’esprit.

Quel projet!  En 2007, Marc Dutil m’a recruté comme gestionnaire du projet de création de l’EEB. Nous avions une belle page blanche à remplir et, bien que des entrepreneurs trouvaient l’idée d’une école d’entrepreneurship très bonne, aucun d’entre eux ne souhaitait revivre son passage sur les bancs d’école. Le défi était ambitieux, passionnant et sa pertinence économique et sociale représentait, à mes yeux, un must pour l’avenir du Québec. Après avoir travaillé 15 ans sur la culture entrepreneuriale et la mesure de l’entrepreneuriat, le défi de m’attaquer au développement des compétences des chefs tombait tout à fait à point. En décembre 2014, je pouvais dire mission accomplie.

C’est en discutant avec un chauffeur de taxi que j’ai su mettre un mot sur l’émotion précise que ce départ m’a fait vivre. Ex-entrepreneur, il me racontait qu’il possédait un restaurant très connu à Montréal, qu’il avait opéré pendant 17 ans. Un beau jour, subitement, sa santé l’a contraint à tout arrêter et, par en effet d’enchaînement, à fermer. Le tout s’est déroulé rapidement.   

_ « Comment avez-vous vécu cette transition? », lui ai-je demandé.

_ « Mais Madame, j‘ai souffert! » , m’a-t-il dit.

J’ai tout de suite compris son sentiment.  La souffrance.

Après 7 ans de travail acharné, habitée par la satisfaction des entrepreneurs-athlètes, par l’inspiration des entrepreneurs-entraîneurs, par l’adrénaline des ventes, par les lancements de programmes (Élite, Émergence, CEED, Select, Triomphe), par les nouvelles cohortes puis par les graduations, par les défis d’envergure et toute cette énergie positive que l’on nous reflète quand on rayonne de succès.  

Après 7 ans à rêver, dessiner et redessiner l’entreprise, le jour comme la nuit, à faire grandir et grandir soi-même dans une magnifique famille professionnelle, je n’aurais jamais imaginé que mon passage vers autre chose se vivrait dans la douleur. De la douleur physique et psychologique. Quitter l’EEB est ce que j’ai vécu de plus difficile dans ma vie.

On crée une entreprise, on transmet une partie de ce que nous sommes et l’on sous-estime à quel point l’entreprise évolue aussi en nous. On devient une mère ou un père au moment où notre enfant vient au monde. C’est irréversible.  Il n’y a pas de retour en arrière quand on met un enfant au monde. On devient parent. Il n’y a pas de retour en arrière non plus quand on met une entreprise au monde. Comme parent, on garde son titre et on joue ce rôle toute notre vie. Ce n’est pas le cas quand on est un intrapreneur.   Le contrat se termine. Mais nous avons changé.

Tant qu’on n’a rien vécu de similaire, il est difficile de savoir et même de comprendre notre réaction à la souffrance. Pour ma part, j’ai choisi de m’éloigner. Très loin, très vite. Totalement.

Avec le temps, une autre vie s’installe et le vide se comble. On s’installe au coin de la rue d’en face et on se laisse bercer par la fierté et la nostalgie de cette belle entreprise. Elle a les traits de sa mère et a le caractère de son père. On peut déceler une partie de nous-mêmes dans la culture d’entreprise qui s’est enracinée ou dans toutes ces couleurs que nous avions déposées ici et là. Quel réconfort de la savoir entre de bonnes mains bienveillantes!

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Je comprends aujourd’hui la peur des chefs d’entreprise qui ont du mal à la quitter après toute une vie à vivre par et pour elle. Je vous le confirme. C’est un sentiment qui laisse un grand vide intérieur. Mais il faut faire confiance au temps et se faire confiance. Nos réflexes d’entrepreneurs ne sont pas exclusifs à un démarrage. Les expériences, aussi belles ou souffrantes soient-elles, elles raffinent nos intuitions, notre pif d’entrepreneur. Nos apprentissages aussi perdureront bien au-delà d’une entreprise.  

J’ai un très grand respect pour ceux et celles qui y arrivent à quitter leur entreprise dans la sérénité. Mais honnêtement, je n’en connais pas tant.  

J’ai retenu plusieurs leçons de cette transition mais celle que je souhaite vous partager comme intrapreneur, elle est fondamentale. L’entreprise dans laquelle tu t’investis, elle ne t’appartient pas. Tu peux la quitter mais elle ne te quittera pas.  

 

Cet article est une collaboration de Nathaly Riverin, fondatrice de Rouge Canari.